Changement climatique. Une série de rendez vous manqués.

Cinq rendez-vous successifs manqués entre la science et le politique. Cinq rendez-vous manqués qui se traduisent de nos jours par un réchauffement climatique aux impacts de plus en plus lourds sur l’environnement et sur les sociétés humaines. C’est l’objet de cet article.1. Un second texte suivra. Il portera sur un sixième et actuel rendez-vous qui, à ce jour, semble à son tour devoir être manqué. Un sixième rendez-vous qui, par sa nature, se distingue des précédents ; ce qui contribue à ce qu’il passe sous les radars médiatiques, politiques, voire scientifiques. Ce second texte se conclura sur des perspectives mobilisatrices situées aux antipodes du fatalisme.

Il y déjà plus de 150 ans, en 1856 l’hypothèse d’un changement climatique global d’origine humaine trouvait une première base scientifique. Aux États-Unis, l’industrie et le chemin de fer étaient dans leur première phase de développement massif. La sidérurgie et la machine à vapeur émettaient du CO2 en quantités toujours plus importantes. C’est alors que la scientifique étasunienne Eunice Newton Foote2 montra que plus l’air contient de dioxyde de carbone, plus il se réchauffe sous l’effet des rayons du soleil. Elle suggéra que la variation des quantités de ce gaz dans l’atmosphère pourrait causer des changements climatiques. La question du risque d’un futur réchauffement climatique du fait des émissions anthropiques de dioxyde de carbone était ainsi posée. Dès lors, la prudence aurait pu inviter à limiter les rejets de ce gaz dans l’atmosphère, dans l’attente d’une connaissance suffisante pour en mesurer les conséquences effectives sur le climat. Cette prudence aurait pu concrètement s’exercer peu après la découverte d’Eunice Newton Foote. En effet, du début des années 1860 au début des années 1880, les découvertes de techniques d’exploitation de l’énergie solaire connurent un premier essor, notamment grâce au travaux du professeur de mathématiques et inventeur français Augustin Mouchot. Si bien que, selon Frédéric Caille3, « il est certain (…) que le rejet d’une part majeure du gaz carbonique diffusé dans l’atmosphère terrestre depuis cette époque aurait pu être évité ». Mais les décideurs politiques et économiques ont fait d’autres choix4, et les émissions de CO2 se sont amplifiées sans frein. Pourtant, l’importance du climat pour les sociétés humaines était déjà connue et la prudence, vertu qui nous vient de l’antiquité, aurait pu guider les décideurs vers d’autres directions. Nous avons là un premier rendez-vous manqué entre science et politique relatif au changement climatique.

Il est à remarquer que pendant très longtemps les travaux d’Eunice Newton Foote, femme scientifique, furent oubliés. Ils n’étaient pas cités par les historiens des sciences, contrairement aux travaux de John Tyndal, réalisés trois ans plus tard, en 1859, qui montraient que le dioxyde de carbone, ainsi que le méthane, étaient des Gaz à effet de serre (GES).

Quatre décennies plus tard, en 1895, le Suédois Svante Arrhenius se tourna vers le futur et étudia l’hypothèse d’un changement climatique à venir5. En conclusion de ses calculs, il considéra que les émissions du dioxyde de carbone par l’industrie et les transports ne pouvaient entraîner un réchauffement climatique conséquent qu’à une échelle de temps plurimillénaire. En outre, habitant un pays nordique, il voyait en cette hypothèse une source d’amélioration des conditions de vie. Par la suite, vu l’accroissement rapide des émissions anthropiques de CO2, il ramena l’échéance d’un réchauffement climatique à quelques siècles. L’un des apports de Swante Arrhenius, prix Nobel de chimie en 1903 pour d’autres travaux, est une première quantification de l’impact climatique des émissions de CO2 ; quantification qui montra que les ordres de grandeur des émissions anthropiques de C02 pourraient effectivement se traduire par un conséquent réchauffement du climat. Si à ce moment de l’histoire, cela pouvait sembler positif pour un pays au climat froid, par contre pour la plupart des terres habitées tout réchauffement important du climat pouvait déjà être perçu comme une source de catastrophes majeures. Par conséquent, Les travaux de S. Arrhenius montraient que la vertu de prudence appelait des décisions et des actions politiques afin de limiter les émissions de dioxyde de carbone. Il n’en fut rien. Un deuxième rendez-vous entre science et politique était manqué. Non seulement les émissions n’ont pas été limitées, mais elles n’ont cessé d’augmenter, jusqu’à devenir colossales à partir de la seconde moitié du XXe siècle ; et depuis lors, toujours plus colossales.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, l’hypothèse d’un changement climatique d’origine anthropique resta une question scientifique marginale. De plus, cette hypothèse fut confrontée à de multiples questions qui restèrent alors sans réponses. Le dioxyde de carbone d’origine anthropique ne serait-il pas intégralement ou quasiment intégralement absorbé par les océans et par les plantes ? L’effet de serre ne serait-il pas saturé, sinon rapidement saturé ? La chaleur issue de l’effet de serre du dioxyde de carbone, ne resterait-elle pas bloquée en altitude, sans diffusion vers le sol ?… Enfin, en réponse à l’augmentation de l’effet de serre, des phénomènes tels que les modifications du système nuageux ne constitueraient-ils pas des rétroactions négatives qui stabiliseraient la température terrestre ? L’absence de réponses à ces questions interdisait d’affirmer qu’un changement climatique était en cours ou allait survenir. Dans le même temps, cette même absence de réponses interdisait de rejeter cette même hypothèse.

L’après seconde guerre mondiale et la guerre froide donnèrent lieu à un financement accru de la recherche aux États-Unis, dans une finalité militaire. La connaissance scientifique du climat en bénéficia amplement. D’autant que l’émergence et le développement des ordinateurs procurèrent une précieuse puissance de calcul. S’y ajoutèrent une multiplication et un enrichissement des données ; en particulier, dès le début des années 1960, grâce à la mise sur orbite terrestre de satellites recueillant des données météorologiques et climatiques. Il s’en est suivi une série de découvertes qui, notamment, apportaient des réponses négatives aux questions citées ci-dessus. Les uns après les autres, des obstacles théoriques étaient ainsi levés. L’hypothèse d’un réchauffement climatique à venir consécutif aux émissions anthropiques de GES devenait de plus en plus plausible. Dans ce contexte, Jimmy Carter, Président des États-Unis, adressa une commande à l’Académie américaine des sciences. Cette commande se traduisit, en juillet 1979, par la publication du rapport Carbon Dioxide and Climate : a Scientific Assessment, plus communément appelé Rapport Charney, du nom de son principal auteur. Ce rapport marqua un tournant dans la perception du changement climatique par le monde scientifique et politique aux États-Unis (à tout le moins au niveau de l’État fédéral), et au-delà des États-Unis. Selon l’avant propos du rapport, rédigé par Verner Suomi, Président du Conseil de la Recherche sur le climat des États-Unis, rien ne permettait « de douter que la poursuite des émissions de CO2 entraînera des changements climatiques » et rien ne permettait « de croire que ces changements seront négligeables ».

Il faut préciser que le terme « rien » signifie ici « rien parmi ce qui est connu, identifié ». En effet, les auteurs du rapports avaient conscience de la complexité du système terre. Ils savaient qu’un ensemble de phénomènes inconnus, non identifiés, c’est-à-dire se situant dans le domaine de l’Inconnu inconnu, pourraient éventuellement entacher les conclusions du rapport, soit en atténuant le changement climatique, soit au contraire en l’aggravant.

Enfin, dans l’avant-propos, Verner Suomi lance un message d’alerte, un message qui appelle à ne pas attendre de tout savoir pour agir : « A wait-and-see policy may mean waiting until it is too late. ». Il s’agit d’un appel à la prudence, d’un appel, treize ans avant l’heure, à une application du principe de précaution qui sera adopté en juin 1992 par le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro. Cependant, cet appel ne sera pas entendu et les émissions anthropiques de CO2 ne cesseront de croître. Nous avons là un troisième rendez-vous manqué entre science et politique.

Deux décennies plus tard, le 1er octobre 1987 trois articles de la revue Nature6 exposaient les résultats des analyses d’une carotte de glace polaire issue de la station russe de Vostok, en Antarctique. Une extrémité de cette carotte provenait d’une profondeur de 2 km. Elle contenait de la glace formée il y a 160 000 ans. Le Français Claude Lorius avait fondé et dirigé l’équipe internationale qui avait réalisé ces analyses. Les trois articles montraient une corrélation entre la variation du taux de CO2 dans l’atmosphère et la variation de la température terrestre, cela tout au long des 160 000 années avant l’ère industrielle. Cette corrélation, couplée avec les variations des paramètres de l’orbite de la Terre autour du soleil, appelés paramètres de Milankovitch, montrait que tout au long de ces 160 000 ans les variations du taux de CO2 entraînaient des variations de même sens de la température terrestre. Cela constituait une première observation empirique de dimension planétaire appuyant la théorie d’un changement climatique d’origine humaine. En effet, le taux de CO2 avait fluctué entre 180 et 300ppm7 durant les 160 000 ans qui ont précédé l’ère industrielle, mais se situait à environ 350ppm8 en 1987. Cependant, en 1987 Claude Lorius et son équipe de chercheurs gardèrent une position scientifique « mesurée ». Tout en considérant que « les carottages de Vostok sont la première preuve tangible d’une interaction entre gaz à effet de serre, forçage orbital et climat », ils tinrent ce propos : « Nous restons prudents quant à l’extrapolation de cette analyse du passé sur l’impact de l’augmentation récente de CO2 d’origine humaine sur le climat futur »9. En effet, la situation de 1987 (350ppm) n’avait jamais été rencontrée durant les 160 000 années étudiées à l’aide de la calotte de glace de Vostok. En toute rigueur scientifique, aucune conclusion ne pouvait donc être tirée concernant les temps présents et futur. L’hypothèse selon laquelle les émissions anthropiques de gaz à effet de serre se traduiraient par un réchauffement climatique restait une hypothèse : mais une hypothèse qui, plus que jamais, était vraisemblable et nécessitait des politiques de prudence. Mais, il n’en fut toujours rien. Un quatrième rendez-vous entre sciences et politique était manqué. Les émissions de CO2 poursuivirent une croissance sans frein.

Une quinzaine d’années plus tard, la position scientifique mesurée de Claude Lorius n’avait plus lieu d’être. En effet, à partir du début du XXIe siècle le réchauffement climatique observé n’était plus compatible avec les résultats de la modélisation du climat, dès lors que celle-ci ne prenait pas en compte l’augmentation de la concentration de GES d’origine anthropique. Par contre, le réchauffement était en adéquation avec ces résultats dès lors que cette augmentation était prise en compte. Un seuil avait été franchi au tournant du XXIe siècle, un seuil à partir duquel le réchauffement observé permettait d’obtenir une preuve par les modèles du changement climatique d’origine anthropique10. L’engagement d’une politique d’atténuation du changement climatique ne nécessitait donc plus le recours à la prudence et au principe de précaution. Tout devait être mis en œuvre pour faire obstacle à la catastrophe annoncée par la science. Mais une fois encore, et pour la cinquième fois, le rendez-vous entre sciences et politique était manqué. Société de consommation, tourisme de masse, agrobusiness… ont poursuivi une croissance aveugle à la réalité climatique éclairée par la science.

Certes, il y avait le Protocole de Kyoto, adopté en 1997. Son objectif était une réduction d’au moins 5,2 % des émissions anthropiques des principaux GES11, sur la période 2008-2012 par rapport à 1990, par 38 pays industrialisés12. A cette fin, des objectifs de réduction contraignants étaient fixés pour chacun de ces 38 pays, dont 8 % de réduction pour l’Union européenne. Ce protocole est entré en vigueur le 16 février 2005. Toutefois, il ne sera pas ratifié par les États-Unis (opposition du Sénat). Puis en 2011 il sera rejeté par le Canada. Fin 2012, ses objectifs étaient globalement atteints par les 36 pays restés engagés. Ce résultat a notamment été obtenu à l’aide de réglementations nationales (ou européennes) portant sur l’industrie et sur les voitures. Cependant, dans le même temps les émissions mondiales de GES avait poursuivi une croissance soutenue. Dans les faits, le Protocole de Kyoto avait été noyé dans d’autres orientations politiques internationales. Les années 1990 ont eu pour centre la date la plus sombre de l’histoire du changement climatique, à savoir le 1er janvier 1995, jour de l’entrée en vigueur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette décennie fut celle du déploiement des règles de la mondialisation néolibérale. Il s’en est suivi la délocalisation des productions polluantes des vieilles nations industrielles vers de nouvelles nations industrielles, dont notamment la Chine, où les contraintes réglementaires relatives à l’environnement étaient très faibles. Ce qui, de surcroît, donna lieu à une baisse des prix des biens matériels et donc une hausse accentuée de la consommation de ces biens, et de là une hausse aggravée des émissions de pollution. C’est ainsi que13 les émissions de CO2 d’origine fossile, qui avaient augmenté de 0,9 % par an dans les années 1990, ont connu une augmentation fulgurante de 3 % par an dans les années 2000.

1Le lecteur pourra trouver des développements et des références complémentaires à cet article dans la thèse que j’ai soutenue en juin 2023 : GIEC, une dialectique science et politique ; de la quantophrénie et de l’imprévisible. https://theses.hal.science/tel-04166748

2Jackson Roland. (2020). Eunice Foote, John Tyndall and a question of priority. The Royal Society journal of the history of science. Notes Rec.74105–118 http://doi.org/10.1098/rsnr.2018.0066

3Caille Frédéric (2023). L’invention de l’énergie solaire. La véritable histoire d’Augustin Mouchot. Librinova. P.112.

4Caille Frédéric. (2010). La cité du soleil. Les promesses contemporaines de l’énergie solaire au prisme du roman utopique Travail (1901)  d’Emile  Zola. Université de Savoie. L’énergie solaire. Aspects juridiques, 2010, 978-2-915797-93-0. halshs-01358355. Presses Universitaires Savoie Mont Blanc.

5Arrhenius, S. (1896). On the Influence of Carbonic Acid in the Air Upon the Temperature of the Ground, Philosophical Magazine and Journal of Science 41 (5), p.237–271. https://geosci.uchicago.edu/~archer/warming_papers/archer_galleys9781405196178_4_003a.pdf

6Jouzel J ; Lorius C ; Kotlyakov V. M ; Petit J. R ; Petrov V. M ; Genthon C ; Barkov N. I. (1987). Vostok ice core: a continuous isotope temperature record over the last climatic cycle (160,000 years). Nature, 1987, volume 329, pp. 403–408.

Barnola, J.M ; Raynaud, D ; Korotkevich, Y.S ; Lorius, C. (1987). Vostok ice core provides 160,000-year record of atmospheric CO2. Nature, 1987, Vol.329 (6138), p.408-414

Genthon G., Barnola J.M., Raynaud D., Lorius C., Jouzel J., Barkov N.I., Korotkevich Y.S. & Kotlyakov V.M. (1987). Vostok ice core: climatic response to CO2 and orbital forcing changes over the last climatic cycle. Nature volume 329, pp. 414-418.

7ppm :parties par million, en nombre de molécules. Un taux de dioxyde de carbone de 400ppm signifie que parmi un million de molécules d’air sec (les molécules de vapeur d’eau ne sont pas prises en compte) se trouvent 400 molécules de dioxyde de carbone.

8Voir GT1, 4eRE, fig 2.3, p.138.

9Lorius Claude et Carpentier Laurent. (2010). Voyage dans l’Anthropocène. Éditions Actes Sud. P.51.

10Mondon Sylvain. (2017). Défis environnementaux émergents. APORS Edition / « Prospectives et stratégies » 2017/1 Numéro 8. ISSN 2260-0299. ISBN 9782954226309. P. 30-31.

11Dioxyde de carbone (CO2), Méthane (CH4), Oxyde nitreux (N2O), Hydrofluorocarbones (HFC), Hydrocarbures perfluorés (PFC), Hexafluorure de soufre (SF).

12Les 16 pays de l’Union européenne, les États-Unis, le Canada, le Japon, la Russie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Ukraine, la Suisse, la Norvège, l’Islande, le Liechtenstein et 11 pays européens qui rejoindront par la suite l’UE.

136e Rapport du GIEC, GT1, section 5.2.1.1, page 687.

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